mardi 22 septembre 2015

Atelier d'écriture du 17/11/2014


Animé par : Henri
Le texte doit commencer par «  Donne-lui tout de même à boire », dit mon père, et finir par «  Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, « les voilà. »
OU
Incipit : « C'était un rat, un très gros rat, un rat monstrueux et affamé »
Fin : « La chandelle s'éteignit soudain, comme soufflée par une invisible bouche »

***

Les cigares.

«  Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.
J'obtempérai. À regret, je l'avoue. Elle aurait bien mérité de souffrir un peu. Pas de dessert, et pas d'eau. Ni de vin, ni de sirop. Quand on punit, on punit. Parfois, il faut être strict. Cohérent avec soi-même.
Mais voilà, mon père était comme ça. Toujours à se laisser attendrir.
Je versai un peu d'eau dans le verre de Chléa. Le tiers. Je m'arrangeai pour en renverser un peu à côté. Comme ça son verre goutterait quand elle s'en servirait, elle se mouillerait les doigts : un désagrément de plus.
Chléa se tenait raide sur sa chaise, les yeux baissés. Mais elle glissa un regard mauvais dans ma direction. Je m'en fichais, elle ne pouvait rien dire. Pas devant notre père, même s'il semblait ne plus nous prêter attention.
Sale gosse, cette Chléa! Toujours à se salir, voler, mentir et médire. Et taper, aussi.
Ce jour-là, mon père venait de la punir car il avait découvert qu'elle fumait ses cirages. En tout cas elle les volait. Pourtant, il les gardait dans le seul tiroir de son bureau qui fermât à clef. Comment s'était-elle débrouillée pour les voler, ça ça demeurait un mystère. Mais nous la connaissions bien, Chléa. Nous savions bien qu'elle était aussi rusée qu'habile, aussi imaginative que malfaisante. Donc ça ne pouvait être qu'elle qui les avait volés.
Notre père, devant la diminution rapide et inexpliquée de sa provision de cigares, ayant ainsi raisonné, en était arrivé à cette conclusion, la seule plausible, donc la seule vraie. Il essaya de lui filer une mandale. Chléa évita la gifle de peu, mais le coup passa si près que son chapeau tomba.
Tête nue, elle défia mon père du regard. Il semblait que rien ne puisse mater Chléa. Et surtout pas mon père, ce héros au sourire si doux. Qui finit quand même par décréter : «  Tu fumes ? Eh bien alors tu ne manges pas. » Il étendit trois doigts menaçants : «  Trois jours, tu entends ? Trois jours sans manger. » Et, pour que la punition soit complète, il ajouta que Chléa devrait assister à tous nos repas, assise sans bouger ni parler, devant une assiette vide.
Je mangeai avec grand plaisir tout ce qui nous fut servi à ce premier déjeuner auquel elle devrait assister le ventre vide : salade frisée aux noisettes, purée de carottes, petits pois, fraises du jardin... Chléa adorait tout ça, et sa présence, que j'espérais dépitée, rendait tout encore meilleur que d'habitude. Je mangeais sagement, en silence, sans poser les coudes sur la table, sans mettre mes mains dessous, bien droite, à petites bouchées silencieuses, sans faire tomber une miette. Je donnais parfois à mes lèvres de discrets coups de tampon avec ma serviette damassée, m'efforçant d'être aussi délicate et élégante que notre mère.
Moi, je suis une petite fille parfaite.
Chléa ne toucha pas à son verre.
Ce qui m'intriguait, quand même, c'est comment elle avait pu les voler, ces cigares. Avec toutes ces serrures ! Et comment faisait-elle pour ne pas empester le tabac ?
Je menai ma petite enquête. C'est à dire que je me forçai, tout au long des trois jours de sa punition, à adopter une attitude empreinte de compassion pour ma sœur. Ni arrogance ni moqueries ! Grâce à beaucoup de patience et de douceur simulées, je finis par lui inspirer tant de confiance (ou par tant la lasser) qu'elle consentit, le troisième jour, sous le sceau du secret, à accéder à ma demande : m'expliquer comment il avait été possible de dérober ces précieux cigares.
Sur la pointe de pieds, elle me conduisit dans la petite chambre d'Honorine, notre bonne. Sur le lit, une courtepointe impeccable, bien tirée. Sur la minuscule table de bois blanc, une cuvette émaillée et un broc. Pas de placard ; Honorine range ses maigres affaires dans un renfoncement du mur, équipé de quelques étagères et clos de rideaux de grosse toile.
« Mais qu'est-ce que ça a à voir ? » m'exclamai-je.
– Et bien tu vois, le père d'Honorine est malade, dit Chléa.
– Ah ben ça je sais ! Même qu'il est mourant ! 
– Eh bien mademoiselle, sache que seul le meilleur tabac soulage ses souffrances ; ça les endort, en quelque sorte, a dit le médecin. »
Je regardais Chléa, bouche bée : « Et comment tu sais ça, toi ?
– Je parle avec Honorine, déclara Chléa. Et elle me répond, figure-toi. Elle avait appuyé sur les mots parle et répond.
– Ah bah mais moi aussi je lui parle ! et elle me répond à moi aussi ! Qu'est-ce que tu crois ? répliquai-je.
– Et de quoi tu lui parles ? demanda ma sœur.
Je restai muette un instant. De quoi parle-t-on avec sa bonne ? De vêtements qu'elle devra tenir propres, et repassés, préparés pour le lendemain, parfois raccommodés ; des chaussures qu'elle devra brosser, de la chambre qu'elle devra nettoyer, et ranger, des objets qu'on a égarés et qu'elle devra retrouver... Enfin, de tout ce qui est nécessaire dans la vie de tous les jours ! D'ailleurs elle le sait bien tout ce qu'elle a à faire, Honorine. C'est une bonne et brave fille, il n'y a même pas besoin de lui rappeler tout ça.
– Eh bien moi je lui parle d'elle, déclara Chléa, d'une voix douce, que je ne lui avais jamais entendue. Et je l'écoute. Car elle aussi me parle d'elle-même. Elle m'a expliqué en pleurant qu'elle avait un jour trouvé la clef du tiroir sous un livre mal rangé, dans le bureau de Père... »
J'eus peur de comprendre : « Et les cigares, alors ?... »
Chléa respira à fond : «  Tiens », dit-elle en ouvrant les rideaux, « les voilà. »
Sarah PIERRE-LOUIS.
***
 C'était un rat, un très gros rat, un rat monstrueux et affamé. A la lumière de la bougie, dans cette chambre sous le toit, ses yeux brillaient d'un air mauvais. Ses petites narines s'affolaient, humant les odeurs du grenier, dans la poussière du soir. Il retroussait ses babines pour découvrir ses incisives qui me firent l'effet de lames de rasoir scintillantes. Je reculai mes pieds nus pour les protéger sous la couverture et je cherchai quelque chose pour me défendre. Je ne trouvai qu'une de mes chaussures au pied du lit. Notre face à face meurtrier débuta, une véritable scène de duel : moi, recroquevillé sur mon lit, ma chaussure à la main et lui, dressé sur ses pattes arrière, montrant ses crocs tout en remuant frénétiquement la tête. A chaque instant, tout pouvait basculer : il pouvait d'un bond se jeter sur le lit pour me grignoter vivant et je n'aurai alors pour me sauver que mon godillot, certes en cuir véritable, mais ferait-il le poids face à ces incisives de cauchemar ? Il n'en ferait qu'une bouchée, c'est certain, puis ce serait à mon tour. Soudain, j'eus une illumination : le chat de la maison ! Lui seul pourrait me sauver de cet affreux rongeur !
« Minou, minou » appelai-je, d'un air désespéré, sans trop y croire. Mais l'incroyable se produisit : le matou grassouillet apparut soudain près de la trappe et tenta de se jeter lourdement sur le rat qui poussa un petit cri strident et disparut dans l'obscurité des combles.
Seul resta devant moi un matou, un très gros matou, un matou monstrueux et affamé...
La chandelle s'éteignit soudain, comme soufflée par une invisible bouche.
Greg.
***

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